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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Les enfants du 209 rue Saint-Maur Paris Xe

Je crois à la mémoire des pierres. Elles absorbent l'écho des conversations, des pensées. Elles incorporent l'odeur des hommes. Les pierres sauvages des grottes et les pierres sages des églises rayonnent d'une force mantique. On est toujours saisi quand on pénètre sous une voûte de pierre qui a abrité des hommes.
Sylvain Tesson

"Il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose sous le ciel"...

Nous dit L'Ecclésiaste.

Et, pour moi, ce moment fut aujourd'hui...

Quand j'ai lu ce matin le tweet de la petite journaliste Stéphanie Trouillard.

Qui nous parle pour son #VendrediLecture 

Du livre de Ruth Zylberman : "209, rue Saint-Maur. Autobiographie d'un immeuble" paru chez Seuil (Editions Arte) le 2 janvier 2020.

Il y a d'abord eu le documentaire de Ruth Zylberman...

Sur Arte...

Début juin 2018 (voir lien en bas de page).

Suite à une enquête qui a duré plusieurs années.

Résumé :
Retraçant les vies passées et présentes des habitants d’un immeuble du Xe arrondissement de Paris, Ruth Zylberman livre un magnifique récit. Là se sont succédé, depuis les années 1850 jusqu’à nos jours, des générations d’enfants, d’artisans et d’ouvriers, d’immigrés de l’est ou du sud de l’Europe. Là se sont noués des amours, des amitiés, des tragédies. Là, l’ordinaire du quotidien a côtoyé l’extraordinaire du fait divers et des violences de l’Histoire. Ruth Zylberman propose une réflexion bouleversante sur les traces du passé, les lieux où se loge la mémoire et le lien invisible entre les vivants et les morts. Car cette autobiographie d’un immeuble est aussi une forme d’écriture de soi.

« Nous autres du 209, les pauvres, les morts et les vivants, les disparus et les revenants, nous autres les communards et les artisans, les résistants et les dénonciateurs, nous autres les jeunes filles amoureuses et femmes de mauvaise vie, nous autres les Kabyles et les Polonais, les Juifs, les Portugais et les Bretons, les Marocains et les Italiens, nous autres, Odette, Albert, Daniel, Henry, Charles et les autres. “Nous autres du 209”, c’était la forte et fière affirmation d’une patrie imaginaire dont l’étendard serait ce toit de ciel découpé en carré au-dessus de la cour. »
 

 

La surprise du chef ?
En fin de tournage...
La présence du journaliste Guy Birenbaum dans la cour de l'immeuble du 209.
Puisque ses parents y ont habité !
 

 

 

J'ai retrouvé l'interview de Ruth Zylberman par Anne Sogno de TéléObs...

TéléObs. - Qu’est-ce qui vous a amenée, pour paraphraser Georges Perec, à « épuiser ce lieu parisien » (1) : l’immeuble du 209 rue Saint-Maur ?

Ruth Zylberman. - Je suis une promeneuse, la ville m’inspire et j’avais depuis longtemps l’envie de retracer sur le long cours l’histoire d’un immeuble parisien en m’interrogeant sur la manière dont le temps se dépose dans un lieu. Comment occupe-t-on l’espace de génération en génération ?

A l’origine, mon projet embrassait un arc temporel plus large, et puis la question de la guerre et de l’Occupation étant cruciales pour moi, l’enquête s’est recentrée au fil de l’écriture sur ces années pendant lesquelles l’immeuble s’est transformé en refuge pour certains, en piège pour d’autres.

Vous parlez de « micro-histoire »…

Depuis quelques années, beaucoup de recherches « micro-historiques » autour de la Shoah montrent, comme d’ailleurs le livre « les Disparus », de Daniel Mendelsohn (2), que cette échelle microscopique n’est finalement pas que familiale et individuelle mais également collective. Elle constitue un point d’approche très intéressant pour se confronter à des questions dont on n’a pas idée lors d’une approche macro-historique. J’ai été épaulée dans ce travail par Claire Zalc, spécialiste de la micro-histoire de l’Holocauste, et par l’historien Alexandre Doulut.

Pourquoi avoir choisi cet immeuble ?

J’ai d’abord énormément marché dans les rues en me demandant : « Que s’est-il passé ici ? » Je savais que le Nord-Est parisien avait été une terre d’immigration pour de nombreux juifs d’Europe centrale entre les deux guerres et je m’étais contrainte, par ailleurs, à trouver un lieu qui me soit totalement inconnu.

Je suis entrée au 209 par hasard et j’ai choisi cet immeuble parce qu’il m’a semblé beau, qu’il avait une cour et quatre bâtiments, ce qui me permettrait de multiplier les points de vue et d’espérer faire émerger d’autant plus de choses.

 

De quelle manière avez-vous mené votre enquête ?

En découvrant le recensement de 1936 aux archives municipales, j’ai constaté qu’un tiers des 300 habitants du 209 étaient juifs. Depuis 1926, les recensements nominaux informaient sur la sociologie de l’immeuble. Comme ils étaient déclaratifs, que certains noms étaient écorchés et que ces recensements ont été interrompus entre 1936 et 1946, il a fallu les croiser avec d’autres données. J’ai fait des croquis pour comprendre qui avait habité où dans cet immeuble et combien de temps.

Cela a été une vraie enquête d’archiviste et de détective puisqu’il a fallu ensuite retrouver les anciens occupants qui avaient survécu.

Comment avez-vous retrouvé ces anciens habitants ?

Pour certains, dans l’annuaire. Pour d’autres, cela a été plus compliqué. Mais la chance a parfois joué. Ce fut le cas pour une ex-locataire partie vivre en Australie : j’ai trouvé un papier des années 1950 qui indiquait qu’elle avait pris un bateau pour Melbourne. J’ai passé des annonces dans des journaux locaux et un jour, un historien m’a répondu : il avait fait l’enquête de son côté et m’a donné le numéro de la fille de cette personne. En France, le hasard nous a aidés aussi. Je désespérais de retrouver Jeanine Dinanceau, dont le père avait recueilli une famille juive pendant la guerre mais dont le frère s’était engagé dans la Légion des Volontaires français (LVF), car les femmes changent souvent de nom en se mariant. Et puis, un jour, une chargée de production chez Zadig a vu ce nom et m’a dit : « C’est étrange, il y a une femme qui s’appelle comme ça dans le village de mes parents, à côté de Nantes. » On a tenté le coup, on lui a écrit et, quelques semaines plus tard, cette femme a appelé. C’était elle !

 

Vous avez également fait office de médiatrice.

Cette enquête a été un vrai truc de fou, quelque chose de quasi obsessionnel. Parmi les gens retrouvés, il y avait ceux qui étaient adolescents à l’époque et avaient des souvenirs, et les autres, trop jeunes pour en avoir ou pour qui l’absence de souvenirs avait été une réponse au traumatisme. Arriver vers eux avec la connaissance de l’immeuble a agi comme un aiguillon.

Cela a été le cas avec Henry, cet Américain qui découvre l’immeuble sous vos yeux…

Ce processus de « co-mémoire » a abouti à la question à la fois absurde et magnifique de Henry : « Est-ce que vous pensez que mes parents ont été heureux ici ? » Sa question est aussi naïve que tragique. J’aime beaucoup le passage où ses souvenirs remontent : quand j’ai tourné la séquence, c’était comme si je filmais la trajectoire du souvenir dans son corps. Un souvenir tactile, celui d’avoir été touché par ses parents qui l’emmenaient aux bains-douches. C’est en s’étonnant du fait que les toilettes avaient été sur le palier et qu’il n’y avait pas forcément de point d’eau dans ces appartements sommaires que Henry a relié ce fait réel à une image mentale qu’il ne comprenait pas. Il s’est passé quelque chose de miraculeux, comme si l’esprit du lieu était avec nous. C’était d’un coup comme si mon hypothèse initiale - le passé est autour de nous à l’état de présence et le lieu fait le lien - prenait forme : cet homme ne vient pas de nulle part, il est né ici, y a vécu et, de fait, il existe vraiment…

C’était très bouleversant de filmer le sourire enfantin sur ce visage de vieil homme en train de reprendre possession de son passé. Une vraie reconquête !

 

Vous avez relevé d’autres coïncidences étonnantes pendant le tournage…

Les lieux et la place des choses ne sont pas des anecdotes. On pense et on se souvient en géographie, Modiano ou Perec l’ont dit avant moi. D’ailleurs, chez Jacques et René, deux frères que j’ai retrouvés, j’ai remarqué « la Vie mode d’emploi », de Perec, dans leur bibliothèque. Pendant le tournage, on était en pleine « mémoire mode d’emploi ». Odette, qui vit à Tel-Aviv, m’a raconté que, chez elle, il y avait des matriochkas, une figure métaphorique qui me semble très forte : on a beau grandir, on reste au fond de nous la petite poupée initiale, intacte et durcie dans le silence ou la douleur. J’ai eu l’impression de retrouver l’enfant dans ce corps de femme âgée. Or il existe une séquence filmée que je n’ai pas montée : lorsque Odette revient voir son ancien appartement, qu’a-t-elle trouvé chez les locataires actuels ? Une matriochka !

Ces histoires de familles exilées résonnent avec l’actualité…

Bien sûr ! Sans faire d’analogie stricte, je crois que ce qui nous amène à penser cette période doit nous amener à penser le contemporain, sinon, ça n’a pas de sens.

Quand Albert, d’origine polonaise, dit « On est venus en France parce que c’était le pays des droits de l’homme », et quand j’écris un commentaire sur les raisons de leur exil, c’est bien entendu polysémique…

(1) « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », par Georges Perec (Christian Bourgois Editeur, 2008).

(2) Prix Médicis étranger (Flammarion, 2017).

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