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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

A 20 h 55 ce soir sur Arte : Le Train de John Frankenheimer (1964).

Ah, Renoir… j’ai connu une fille qui posait pour lui.
Papa Boule (Michel Simon).

C’est l’un des films d’action les plus ébouriffants des années 1960, également l’un des chefs-d’œuvre de John Frankenheimer, cinéaste qui a été touché par la grâce l’espace de quelques années. Avec son Burt Lancaster à la gueule burinée, prêt à tout pour empêcher les nazis de dévaliser les réserves du Jeu de Paume, Le Train réfléchit sur la valeur de l’art et le sens du sacrifice. Ou quand Van Gogh et Manet sont prétextes à une course-poursuite ferroviaire des plus hallucinantes.

Il est de ces films qui ont des goûts, des odeurs, des textures. Le Train en fait incontestablement partie. Voilà du cinéma sensationnel, au sens propre du terme. Le Train arrive à point nommé dans la carrière de son réalisateur, John Frankenheimer.

Le cinéaste, depuis 1962 et notamment Le Prisonnier d'Alcatrazenchaîne les œuvres majeures du cinéma américain comme Un crime dans la tête, Sept jours en mai, alors que restent à venir Grand Prix et Seconds, l'opération diaboliquetous deux sortis en 1966. Quatre années durant lesquelles Frankenheimer réinvente une modernité américaine, avant même le Nouvel Hollywood – la carrière qui suivra sera largement plus hétérogène, pour des raisons personnelles notamment, oscillant entre des réalisations de qualité (Le Pays de la violence) et d’improbables navets (L'île du docteur Moreau)

Le sujet dont Frankenheimer s’empare utilise comme prétexte la formidable histoire contée par Rose Valland (interprétée ici par Suzanne Flon) dans son livre Le Front de l’art, sur le rapt de la collection des tableaux du Jeu de Paume par les nazis.

À mi-chemin entre l’hommage à la Résistance, la question existentielle autour de la valeur de l’art et celle du sacrifice, le film de Frankenheimer est aussi détourné en une action frénétique au suspens constant. Un véritable Lancaster movie qu’il ne produit pas, paradoxalement, ayant cessé les activités de ses deux sociétés après Le Vent de la plaine et Le Prisonnier d'Alcatraz.  Le sujet se prête cependant parfaitement à une coproduction américano-européenne, entre United Artists, Les Films Ariane (célèbre société de production fondée notamment par Alexandre Mnouchkine) et la firme italienne Dear Film Produzione.

L’intégralité du film a d’ailleurs été tournée en France, dans la province parisienne et aux studios de Boulogne-Billancourt. Plus généralement, une partie significative de l’équipe est française, du compositeur Maurice Jarre au chef décorateur Willy Holt – dont c’est le premier long-métrage et qui signera plus tard nombre de grands décors dont ceux des Mariés de l'an IILe genre d’alliance américaine et européenne, sur le thème de la guerre, qui portera de nouveau ses fruits deux ans plus tard dans Paris brûle-t-il ?, de René Clément.

To Berlin with love

 

Dans la séquence-prologue, le colonel Von Waldheim (Paul Scofield) visite justement le Jeu de Paume, en compagnie de Rose Valland, commentant avec admiration tout cet « art dégénéré » (Manet, Gauguin, Renoir) conspué par le Reich.

Cette admiration contradictoire se retrouve curieusement, seulement trois ans plus tard, dans le même cadre et avec les mêmes œuvres : dans La Nuit des généraux, le général allemand interprété par Peter O’Toole se fige, subjugué devant Monet. Frankenheimer (qui s’amuse à placer son nom, dans les crédits de début, juste après ceux de tous les grands peintres) réfléchit dans ce prologue et dans toute la suite du film à ladite valeur de la marchandise.

Ce discours trouve lui aussi un écho avec un autre Lancaster movie sorti quatre ans plus tard : Un Château en enfer, de Sidney Pollack, où les GI’s retranchés dans un château méditaient sur la valeur de la culture en temps de guerre.

Lancaster, ici chargé de détourner le train et protéger les œuvres, n’est guère convaincu de sa propre mission, coûtant inéluctablement la vie à des hommes de la Résistance. Quel paradoxe génial que l’élite artistique trouve alors son salut dans le représentant de la classe prolétaire, le cheminot Papa Boule, interprété par le sublime Michel Simon : « Ah, Renoir… j’ai connu une fille qui posait pour lui ».

Mais revenons-en à nos odeurs, à cette caractéristique du cinéma de Frankenheimer et à ce moment-clef de sa carrière : l’existence de la matière, qu’elle soit organique ou non. Et quelle meilleure représentation d’un amalgame d’organique et de mécanique que le train, rien qu’avec sa locomotive ?

Par ailleurs, la machine « train » est le sujet parfait de la « machine » cinéma. Certes, pour des raisons évidentes – parce que les Lumière et la Ciotat –, mais surtout car il irrigue un graphisme multidimensionnel (en longueur, largeur et en hauteur avec la fumée) qui convient, selon le filmage, à tous les formats de cinéma.

Deux heures durant, sur le fil du rasoir, Frankenheimer mène son Train tambour battant, avec un stratagème scénaristique fantastique pour mener à bien le détournement. Mais surtout, il exauce même les fantasmes de tous les amateurs de films ferroviaires en matière d’accidents.

D’une, avec ce plan de déraillement incroyablement capté au ras du sol – la locomotive passe à littéralement dix centimètres de la caméra. C’est par ailleurs la seule prise ayant survécu. De deux, surtout, pour cette collision entre deux machines, réalisée sans trucages ni maquettes.

La SNCF, qui supervisait l’ensemble, ne pestait d’ailleurs pas tant sur l’état des locomotives, mais plutôt sur la vingtaine de mètres de rails complètement démolis par la cascade, prenant une ampleur rarement réitérée depuis. À l’image du film et de ce moment de la carrière de Frankenheimer : hors-norme, en état de grâce. Un peu comme ces brefs échanges de regard entre Burt Lancaster et Jeanne Moreau, à croire que le cinéma à été inventé pour les filmer.

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