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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Salaud de chagrin !

"Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses

Adieu la vie adieu la lumière et le vent

Marie toi sois heureuse et pense à moi souvent

Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses"

Aragon

 

Trente ans. Trente ans que je hais ces trente jours.

Du 14 février au 14 mars.

Trente ans que j’essaye d’oublier. Ce salaud de chagrin.
Mon bon médecin le savait bien. Il l’avait inscrit sur ma fiche personnelle. « Deuil » ou ce genre de mots. Qui en peu de lettres fait basculer une vie.

Salaud de chagrin !
Je ne m’y complais pas. Je ne le regarde pas. Mais il est si sournois. Il me rattrape justement quand je ne m’y attends pas.
Et c’était aujourd’hui. Pas hier. Pas demain. Aujourd’hui.
Il y a toujours un déclencheur. Au moment où j'y pense le moins. Cette année, ce fut cette chanson-là. Celle de Léo Ferré. « L’affiche rouge »

Salaud de chagrin !
Il m’a eue comme une bleue. Que je ne suis pourtant plus. Les larmes ont débordé. Je connais la méthode. Laisser couler. Attendre. Se calmer. Ne joindre personne. Rester dans sa bulle. Qui est unique. Que les autres ne pourraient voir ou comprendre.

 

Salaud de chagrin !
J’ai donné tous ses disques de Léo Ferré. Je l’avais trop vu heureux. Les écoutant sur son rocking-chair. Dans notre bel appartement du Marais. Je les ai donnés à un amateur. Pas à n’importe qui. A l’un de ses amis. Je ne pouvais plus entendre Léo chanter. Sans pleurer. Sans penser. A lui.

 

Salaud de chagrin !
Trente années déjà. Et alors ? Vous croyez que l’on guérit comme ça ? Que l’on se lève un beau matin en se disant : « C’est fini. Je n’aurai jamais plus mal. A lui. »
« Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses… » comme le dit la chanson. Mais à quel prix. Qui peut prétendre connaître le sel de mes larmes en cachette. Je ne sais pas partager. Il me tient toute entière.

Salaud de chagrin !
Nous avions tout pour nous. La jeunesse. La beauté. La richesse de notre amour. Cet enfant que nous devions adopter. Cette petite fille qui formait notre projet. De couple.
Et puis tout a basculé. Sa maladie. Inéluctable. Qu’il a combattue avec son courage et son humour habituels. En gentleman. Que j’ai combattue du mieux que j’ai pu. En pilotage automatique. Car moi, je savais. L’inéluctable issue. La date fatidique.

 

Il faisait si froid ce samedi 14 février-là. Paris était gelé. Mais il s’est réveillé. Et m’a demandé de téléphoner à La Coupole. Retenir une table pour trois personnes. Il pensait toujours aux autres. C’était le jour anniversaire de notre amie Mireille. Seule dans sa vie depuis peu. C’était aussi la Saint Valentin. Je mourrais de peur qu’il ne prît froid. Il a voulu conduire notre voiture. Nous avons été heureux. C’était notre dernier restaurant. Nous ne le savions pas.
 

Ensuite tout est allé très vite. J’avais été prévenue par le professeur Israël. De la lourdeur de sa dernière chimiothérapie.
Juste une semaine après, quand je suis arrivée au laboratoire pour prendre ses résultats d’examens, le médecin avait demandé à être prévenu de ma venue. Il était nécessaire de l’hospitaliser d’urgence. Les plaquettes. Trop de risques. Mes jambes flageolaient. Je ne savais que dire. Que faire. Et ce médecin est venu avec moi. Pour expliquer.
Quand l’ambulance est arrivée, il neigeait dru. Direction Bobigny. Hôpital Avicenne. Service Cancérologie.

 

Il a du y rester dix jours. Qui furent lumineux. Car son frère aîné, en poste à Jérusalem, avait justement pris une petite semaine de vacances pour être avec lui. Ils s’entendaient bien ces deux-là. Et ce fut un peu de ma dernière joie. Avec lui.
Le samedi soir suivant, il a voulu que je dîne avec son frère dans notre restaurant préféré : « Alex-La-Foux » 6e arrondissement. Celui des éditeurs. Pour qui il travaillait. Je ne sais pas des deux lequel fut le plus mal quand il fallut expliquer à Alex. Que non, ce n’était pas lui, mais son frère qui m’accompagnait. Parce que…
Et puis le frère est reparti. Un sale petit premier mars. Pour une fois je n’ai pas pu aller à l’hôpital. J’avais une fièvre subite. Inexpliquée.
Et puis, il est revenu chez nous. Plus pale. Plus fatigué. Plus essoufflé. Plus absent aussi.
Donner le change. Donner la vie. Sourire. Cuisiner. Marcher. Travailler. Et puis rire aussi. Avec lui. Ne pas montrer.

 

Alors, quand il est parti, c’était aussi un samedi. Un 14 mars. Je n’ai rien compris. Je garde un souvenir flou. Le Samu. Notre médecin de famille. Qui m’a demandé de sortir avec lui sur le palier. Et de ne pas crier. Et juste de bénir ces trois mois d’inutiles souffrances épargnées. Par cette crise cardiaque subite.
Je n’ai pas de mots. J’étais hébétée. Absente. Et en même temps, si présente pour prévenir. Les autres. Ceux qui l’aimaient.

 

J’ai été un bon petit soldat. J’ai ravalé mes larmes. Je me suis appliquée. A tout faire au mieux.
 

Mais quand revient cette période détestable. Ce mois honni. Je sais que, d’une façon ou d’une autre, à un moment ou à un autre, je n’y couperai pas.

Salaud de chagrin !


Liliane Langellier

Salaud de chagrin !
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