Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

1959 - Le bon M. Nabokov : entretien sur "Lolita"

Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta. She was Lo, plain Lo, in the morning, standing four feet ten in one sock. She was Lola in slacks. She was Dolly at school. She was Dolores on the dotted line. But in my arms she was always Lolita.

Sue Lyon, l'inoubliable interprète de Lolita, dans le film de Stanley Kubrick, vient de mourir, à l'âge de 73 ans, le 26 décembre 2019.

Retour sur un roman sulfureux…

Avec l'interview de son auteur dans L'Express, il y a 60 ans.

 

 

L'édition de septembre 1955.

En 1959, L'Express interroge Vladimir Nabokov sur Lolita, sur l'Amérique, sur ses projets littéraires.

Dans L'Express du 5 novembre 1959 

Le père de Lolita délaisse les nymphettes au profit de Pouchkine et de Robbe-Grillet.  

L'Express : En France, comme partout ailleurs, Lolita a eu bien du succès. Vous y attendiez-vous ? 

Vladimir Nabokov : Lorsqu'un auteur écrit un livre, il a une certaine vision de ce livre. Le succès est contenu dans cette vision : si on écrit un livre, c'est pour qu'il soit publié. S'il doit être publié, c'est pour qu'il soit lu. Et bien lu. Donc pour qu'il ait du succès. Le succès marche avec le livre. C'est un élément du livre même. 

Je dois dire que Lolita est mon livre favori. Parmi les dizaines de romans que j'ai écrits en russe et en anglais, c'est celui que je préfère. Je m'étais dit : il y a beaucoup de bons lecteurs de par le monde, on le lira. Mais je m'imaginais qu'il paraîtrait dans une édition limitée, restreinte, réservée à quelques lettrés. Je pensais aussi qu'il serait interdit aux Etats-Unis. Or, qu'il ait été interdit en Angleterre et en Australie, c'est normal. Mais qu'on l'ait autorisé aux Etats-Unis et interdit en France, voilà le paradoxe ! 

Cela a été réparé depuis. 

 

Oui, bien réparé. 

De quelle nature a été le succès de Lolita aux Etats-Unis ? 

Artistique et philosophique. Cela n'a pas été un succès de scandale. Etrangement, les Américains n'ont pas considéré Lolita comme un livre qu'il ne fallait pas mettre entre toutes les mains. Les jeunes gens lisaient ça comme ils lisent autre chose. Ensuite, ils venaient me trouver, des étudiants, des écoliers, et me disaient : "Voici un exemplaire de Lolita. Je voudrais l'offrir à papa pour Pâques, à maman à Noël ; pouvez-vous me le signer, Monsieur Nabokov ?" Je ne signais pas les exemplaires, mais c'est la démarche qui compte. Ensuite papa lisait et ne disait rien. Au contraire : des groupes religieux m'ont demandé de faire des conférences sur Lolita. Que je n'ai pas faites. Et j'ai reçu du monde entier des lettres de lecteurs qui ont aimé le livre et en parlent avec subtilité. 

Pour beaucoup de vos lecteurs, Lolita est apparu, sous l'anecdote, comme une bouleversante histoire d'amour. Est-ce cela que vous avez voulu ? 

Il y a dans Lolita quelque chose de plein, de plein comme un oeuf, d'harmonieux. Il me semble qu'un écrivain aperçoit son livre comme un certain dessin qu'il désire reproduire, et il me semble que j'ai assez bien reproduit ce dessin. Les contours sont là, les détails aussi. Il y a eu un moment où je me suis dit : "Voilà, c'est tout, je ne peux plus rien ajouter". Peut-être ai-je ensuite éliminé quelques pages par-ci par-là ; quelques longueurs. Mais le livre est là. J'ai peiné dessus, pendant des années. J'avais autre chose à faire : mes conférences à l'Université de Cornell, et un autre livre, un travail savant sur Pouchkine qui m'a pris dix ans (j'allais dire cent ans...). C'est seulement pendant les vacances que j'écrivais Lolita. Ma femme et moi, nous parcourions l'Amérique, toute l'Amérique, les motels. Nous faisions la chasse aux papillons dans les montagnes Rocheuses et quand il pleuvait, que le temps était gris, si je n'étais pas fatigué, je m'installais dans notre auto qui stationnait près de la cabine du motel et j'écrivais. J'écrivais une page, deux pages, et si cela marchait, je continuais.  

Vous écriviez dans votre voiture ? 

Oui, j'écris à la main sur des cartes que l'on appelle chez nous des "index-cards". J'écris au crayon. Mon rêve serait d'avoir un crayon toujours bien taillé. Ce premier brouillon, je l'écris ensuite à l'encre sur du papier normal. Puis ma femme le tape à la machine. Je ne sais pas taper à la machine. Je ne sais rien faire de mes mains. Pas même conduire une auto. 

Ne disiez-vous pas que vous chassiez les papillons ? 

Eh bien, oui, justement, c'est la seule chose ! Quand je commence à démonter, démembrer un papillon pour l'examiner au microscope, c'est alors que tout à coup je développe des mains très délicates, des doigts effilés, et je peux tout faire avec mes doigts. Ensuite, je suis de nouveau comme disent les Anglais, "all thumbs", tout pouces. 

Apportez-vous beaucoup de corrections à vos livres ? 

Tout le temps. C'est pour cela que j'écris d'abord au crayon : on peut prendre une gomme et réparer. L'écriture, chez moi, ne vient pas d'un jet continu. J'ai beaucoup de mal, beaucoup de difficulté. Ecrire une lettre, même une carte postale, me prend des heures. Je ne sais pas comment cela se fait. 

Pourquoi ce prénom "Lolita" ? 

Ça a commencé par Dolorès. C'est un très beau nom, Dolorès. Un nom avec un long voile, un nom aux yeux liquides. Le diminutif de Dolorès, c'est Lola, et le diminutif de Lola, Lolita. Vous savez où il y a une Dolorès ? Je viens de m'en souvenir à l'instant : dans Monte-Cristo. Je le lisais quand j'étais petit. 

Le thème de Lolita n'est-il pas depuis longtemps déjà dans vos livres ? 

C'est ce que disent les critiques : j'ai des fillettes par-ci, des très jeunes filles par-là, peut-être un peu perverses... Je ne sais pas. Je vais publier un livre de souvenirs chez Gallimard, il y a là-dedans un amour d'enfance. Je parle d'une petite fille que j'ai connue sur la plage de Biarritz. J'avais 10 ans, elle 9. Ce fut un amour tout à fait platonique. Absurde de voir la première Lolita là-dedans. 

C'est vous qui avez inventé l'expression "nymphette" ? 

C'est moi, oui. Il y avait déjà "nymphe". Et Ronsard, qui aime les diminutifs latins, s'est servi de "nymphette" dans un sonnet. Mais pas dans le sens où je l'ai utilisé. Pour lui, il s'agissait d'une nymphe qui était gentille. 

La vôtre en effet ne l'est pas. Vous avez été assez dur avec Lolita. 

Oui. Mais c'est aussi un personnage très pathétique. Vers la fin du livre, le lecteur et l'auteur ont pitié d'elle, de cette pauvre enfant qui a été immolée sur l'autel des motels ! C'est très triste. Elle s'est mariée avec ce pauvre garçon, ce Schiller, et à ce moment-là, Humbert-Humbert comprend qu'il l'aime et que cette fois c'est le véritable amour. Elle n'est plus jolie, elle n'est plus gracieuse, elle va avoir un enfant, et c'est maintenant qu'il l'aime. C'est la grande scène d'amour. Il lui dit : "Laisse ton mari et viens avec moi", et elle ne comprend pas. C'est toujours sa Lolita et il l'aime d'un amour très tendre. Non plus avec cette passion morbide. Puis elle meurt. Déjà dans l'introduction je parlais d'une Mrs Schiller qui est morte dans un petit hameau de l'Alaska, Grey Star. C'était elle, mais comme le lecteur ne sait pas qu'elle va se marier et qu'elle va se nommer Schiller, il ne comprend pas. Pourtant, c'est déjà là : "planté", comme disent les Américains. Lolita est morte puisque le livre est publié et que c'en était la condition. Tout ça m'a coûté des larmes de sang. Tous ces petits détails. C'est très difficile de faire un livre qui se tienne de bout en bout. 

 

Ecrivez-vous autre chose en ce moment ? 

Oui, une oeuvre formidable, ce travail dont je vous parlais sur Pouchkine. Cinq volumes. C'est juste fini et entre les mains des éditeurs à New York. Random House et Morning Press. Maintenant, je vais me reposer en bavardant un peu avec vous et puis je vais écrire un autre livre. Un autre roman, je crois. 

Sur quel sujet ? 

Non, je ne peux pas vous en parler. Si je commence à parler de ces choses, elles meurent. C'est comme une métamorphose, elle n'a pas lieu si on la regarde. 

On a beaucoup admiré le style dans lequel est écrit Lolita. Croyez-vous que votre parfaite connaissance de trois langues, le russe, le français et l'anglais, y soit pour quelque chose ? 

J'aime les mots. Oui je connais bien ces trois langues, cette troïka, ces trois chevaux que j'ai toujours eus attachés à mon véhicule. Ma première bonne, ma nourrice, était Anglaise. Puis j'ai eu une gouvernante française. Tout ce temps-là, je parlais évidemment le russe. Puis sept ou huit gouvernantes anglaises, un instituteur anglais et aussi un instituteur russe. 

Education de prince ! 

Education à la Rousseau plutôt. On parlait les trois langues à la maison. Mais à table, quand les trois domestiques servaient, pour qu'ils ne comprennent pas, on parlait français ou anglais. 

Est-il indiscret de vous demander dans quelle langue vous pensez ? 

Est-ce qu'on pense dans une langue ? On pense plutôt en images. C'est l'erreur qu'a faite Joyce, il me semble, la difficulté qu'il n'a pas su tout à fait surmonter. Vers la fin d'Ulysse, dans Finnegan's Wake, c'est un flot de mots, sans ponctuation, qui tente d'exprimer le langage intérieur. Mais les gens ne pensent pas comme ça. Par mots, oui, mais aussi par formules toutes faites, par clichés. Et puis par images, le mot se dissout en images, puis l'image produit le mot suivant. 

Quelle différence d'usage indiqueriez-vous entre ces trois langues, ces trois instruments ?  

Des nuances. Si vous prenez par exemple "framboise", en français, c'est une couleur écarlate, une couleur bien rouge. En anglais, le mot "raspberry" est plutôt terne, avec peut-être un peu de brunâtre ou de violacé. Une couleur assez froide. En russe, c'est un éclat de lumière : "malinoé", le mot a des associations brillantes, de la gaieté, il y a des cloches qui sonnent. Comment voulez-vous traduire ? 

Vous avez fait dans Lolita une satire assez violente de l'Amérique. 

Peut-être. Mais c'est une maquette de l'Amérique et j'aurais pu en construire une autre. J'ai fait une Amérique qui me plaît, bizarre, amusante, et j'ai fait circuler mes personnages parmi ses jardins et ses montagnes, que j'ai imités, ou plutôt inventés. Quant aux idées que j'ai données à ce monsieur Humbert-Humbert, elles sont assez neutres. Ce sont les idées du professeur moyen. Pas les miennes. 

Il a l'air en effet profondément choqué par ce qu'il y a de scandaleux dans son aventure. Tandis que l'auteur lui-même paraît prendre une certaine distance, se mettre en position d'ironie vis-à-vis de tout ce drame que fait Humbert-Humbert au sujet de ses rapports avec Lolita. N'est-il pas vrai ? 

Je ne prends pas parti. C'est son affaire. Il en meurt. On peut dire : au fond, voici la morale, le gendarme de la morale qui arrive à la fin du livre. Mais aussi... il devait en mourir. Sinon il n'y aurait pas eu de livre. Il y a plus que ça : Humbert-Humbert n'a pas eu la chance de se trouver là où il aurait dû être. Dans un Etat comme le Texas ou le Mississippi, on peut se marier avec une jeune fille de 11 ans. Mais cela, mon bonhomme ne le savait pas ! 

Comment se fait-il que vous ne le disiez pas ? 

Si je le disais, il n'y aurait pas de livre ! 

Vos idées personnelles sur l'Amérique, quelles sont-elles ? 

C'est le pays où j'ai respiré à pleine poitrine. 

N'avez-vous pas eu à souffrir de ce qu'on nomme son matérialisme ? 

Pas du tout. C'est comme partout ailleurs, il y a des fâcheux et des personnes intéressantes, des philistins et des honnêtes gens. Toutes les sociétés sont matérialistes. On l'était déjà quand on écrivait avec une plume d'oie et de la poudre à sécher l'encre. 

Retournerez-vous en Russie ? 

Non. Jamais. Pas en Russie. La Russie, c'est fini. C'est un rêve que j'ai fait. J'ai inventé la Russie. Ça a très mal tourné. C'est fini. 

Lisez-vous beaucoup ? 

Oui. Trop. Deux ou trois livres par jour. Et puis j'oublie tout. 

Lisez-vous des romans ? 

Pour ce travail sur Pouchkine, j'ai relu toute la littérature française jusqu'à Chateaubriand et toute la littérature anglaise jusqu'à Byron. Je lis vite, mais ça m'a pris du temps. La Nouvelle Héloïse par exemple. Je l'ai lu en trois jours. J'étais presque mort après, mais je l'ai lu. J'ai lu aussi l'abbé Prévost. Manon Lescaut, c'est très beau. Vous parliez d'histoire d'amour : Manon Lescaut est un de ces livres qui donnent le frisson, vous savez ? Ce frisson... Une petite note de violon, sanglots longs... 

Pensez-vous qu'on écrive encore des romans d'amour aujourd'hui ? 

Il y a Proust... 

Je voulais parler des contemporains. 

J'avais vingt ans quand Proust est mort. C'est de mes jours. Mais prenez La Jalousie, de Robbe-Grillet : voilà un très beau roman d'amour. Un des livres les plus poétiques que je connaisse, qui donne ce petit frisson dont nous parlions. 

Vraiment ? 

Oui, le plus beau roman d'amour depuis Proust. Mais ne parlons pas des contemporains, les pauvres, ils ne sont pas morts. 

Oui, il ne faut pas les tuer d'avance. Avez-vous aimé Gide ? 

Pas trop. Il y a des choses très bien, Les Caves du Vatican. Mais à la longue, c'est rasant. Il ne connaissait pas la vie. Il ne sait rien du monde. Sa description des petits Arabes n'est peut-être pas trop mal... Un certain genre de fruits confits... 

Allez-vous au théâtre ? 

Je connais très bien le théâtre de Scribe où l'on époussette les meubles au premier acte... Et j'aimais beaucoup les pièces de Lenormand quand j'étais jeune. Les donne-t-on encore ? 

Non. 

C'est fini, fini ! C'était si joli, si poétique. Je ne vais pas souvent au théâtre. La dernière fois, c'était en 1932. 

Et au cinéma ? 

Il y a la télévision. Voir un Hitchcock ici ou là, n'est-ce pas, cela revient au même. 

Vous intéressez-vous au film que l'on va tirer de votre livre ? 

Je sais qu'il y aura une très jolie Lolita, très bien formée. Mais c'est tout. 

Que venez-vous faire en Europe ? 

Me reposer et revoir des amis ou des membres de ma famille. J'ai une soeur que je n'ai pas vue depuis 1935 et qui habite Genève, je vais la voir. J'ai aussi un frère à Bruxelles. 

En quelle année avez-vous quitté l'Europe ? 

En 1940 sur le Champlain. Un charmant bateau qui naviguait en zigzag, pour éviter les sous-marins, sans doute. Ce fut son dernier voyage. Il a été coulé par la suite. Dommage. 

Qu'est-ce qu'il y a de changé en Europe depuis vingt ans ? 

Les autos. C'est à peu près tout. Et aussi il y a davantage de salles de bains. 

Lire aussi sur ce blog : "Cher Vladimir par Jean-Pierre Dufreigne"

L'affiche du film de Stanley Kubrick.

L'affiche du film de Stanley Kubrick.

Le livre autobiographique publié chez Gallimard.

Le livre autobiographique publié chez Gallimard.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article